Ne pas y aller avec le dos de la cuillère
À première vue, cette expression décrit une situation pour le moins absurde : à qui viendrait-il à l’esprit, sinon à un fou ou à un malappris, d’utiliser le côté convexe d’une cuillère pour manger ? Pris dans ce sens, l’ustensile perd, en effet, toute fonction pratique, particulièrement lorsqu’il s’agit de manger un aliment liquide comme un potage. Si l’on inverse l’image, cela devrait signifier que quelqu’un qui tient sa cuillère correctement, mange normalement. Et pourtant, elle dépeint en réalité un goulu qui se servirait de sa cuillère pour mettre les bouchées doubles1. Dès lors, cette expression est employée au sens figuré pour désigner quelqu’un qui exagère, qui agit sans modération.
Si on ne sait pas précisément quand cette locution apparaît, il semble qu’elle ait été connue dès le début du XXe siècle, puisqu’on la retrouve dans le roman Du côté de chez Swann de Marcel Proust, qui inaugure la série À la recherche du temps perdu : « Mais non madame Octave, ils aiment bien ça. Ils rentreront de l’église avec de l’appétit. Et vous verrez qu’ils ne les mangeront pas avec le dos de la cuillère2 . » Par ailleurs, il est amusant de noter que la langue française regorge d’expressions imagées qui renvoient toutes à cette même idée d’exagération : ne pas y aller de main morte, ne pas mâcher ses mots, ne pas faire dans la dentelle, ne pas prendre de gants…
1 Marc Fumaroli, Le Livre des métaphores, Paris, Robert Laffond, 2012, p. 437.
2 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913.