Mener une vie de bâton de chaise
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’expression « mener une vie de bâton de chaise » n’a rien à voir avec la chaise sur laquelle on s’assoit aujourd'hui. Pour comprendre l’origine de cette locution, il faut remonter à une époque où les véhicules à moteur n’existaient pas.
Vers 1640, apparaît en France un nouveau mode de déplacement individuel, venu d’Angleterre : la chaise à porteurs. Plus maniable que le carrosse, elle se compose d’un habitacle fermé abritant un siège, transporté par deux hommes, l’un à l’avant et l’autre à l’arrière, au moyen de deux longs morceaux de bois – les fameux bâtons de l’expression – fixés sur les côtés. Utilisée par les personnes « de qualité », la chaise à porteurs reprend le principe du palanquin et de la litière, qui existait déjà dans l’Antiquité. Elle permet de se protéger des intempéries, de la boue et des détritus de la rue, comme en témoigne Mascarille, le marquis de pacotille des Précieuses Ridicules de Molière (1659) : « Voudriez-vous, faquins, que j’exposasse l’embonpoint de mes plumes aux inclémences de la saison pluvieuse, et que j’allasse imprimer mes souliers en boue1 ? » (acte I, scène 7).
Au sens propre, l’expression « mener une vie de bâton de chaise » fait donc référence au bâton amovible de la chaise à porteurs, qui était sans cesse ôté et replacé au gré des déplacements, voire qui servait d’arme improvisée pour se défendre d’éventuels assaillants. Progressivement, un glissement s’opère et elle devient synonyme d’une vie désordonnée et agitée2 , bref d’une vie de Polichinelle. La locution fait ainsi référence non plus aux bâtons, mais aux porteurs eux-mêmes. Ces derniers ont, en effet, une vie mouvementée : ils sont toujours en déplacement et attendent le retour du propriétaire de la chaise, de préférence dans des lieux que la morale réprouve (maisons closes, tripots, etc.), emportant avec eux leurs bâtons pour ne pas se les faire voler. La date à laquelle ce changement se produit n’est pas très claire : certains retiennent l’année 18943 , tandis que d’autres la font remonter à la fin du XVIIIe siècle4 , alors que les chaises à porteurs sont encore largement en usage. Le linguiste Roger Alexandre suggère même une origine complètement différente à cette expression : pour lui, elle dérive des frasques parisiennes de Lord Seymour qui, en 1835, aurait fracassé cinquante chaises d’un orchestre, donnant lieu à un monceau de bâtons propre à suggérer le désordre et l’agitation5.
1 Molière, Les Précieuses Ridicules, 1659.
2 Marc Fumaroli, Le Livre des métaphores, Paris, Robert Laffont, 2012, p. 759.
3 Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2011 (4e édition).
4 Le Figaro, 10 décembre 1923.
5 Roger Alexandre, Les Mots qui restent, Paris, s. n., 1901, p. 28-29